J'essaye d'expliquer les tatouages

J’essaye d’expliquer les tatouages

« maintenant, ça veut dire que c’est classe »

Enfin, c'est pour faire classe.

Adri à rive et dit : « avant aussi c’était classe »

Tiens, je n’avais pas pensé à cet argument.

Je raconte, moi que ça voulais dire « fou », « pas bien », « dangereux », « il a des problèmes », etc.

Je me rends compte en parlant que l’histoire est effacée, j’ai l’impression que l’accélération de son effacement, et la mise à plat de tout aura pris moins de vingt ans.

Est ce que régulièrement, dans la longue et chaotique histoire des hommes, il y avait eu des outils si puissants d’effacement.

Je n’en sais rien.

Toujours est-il que les tatouages, même à l’époque punk, 400 ans après l’époque pirate, étaient signe de la vie de quelque chose, un signe qui était signe d’un déplacement, d’un voyage géographique, d’une trajectoire, d’une suite d’aventures qui vous faisait rencontrer de sales personnes, comme Pinocchio, et qui vous avait fait échouer là.

Pratique, ça , comme argument révolutionnaire réactionnaire: les pirates se faisaient tatouer le naufrage auquel ils avaient échappé, le punk se fait tatouer la tête du pirate qui avait fait naufrage, et le jeune branché d'aujourd'hui se fait tatouer la tête du punk parce qu'il n'y a plus d'aventures à vivre, les routes sont toutes refaites.

Ah, non, tiens, le jeune d'aujourd'hui se tatoue une route goudronnée, ou coton tige au coin de l'œil.

Voilà: qu’on avait échoué dans quelque chose ou échoué quelque part.

En écrivant « échoué », je me rend compte tout à coup du double sens en français : « pas réussi à », et « arrivé là, fourbu ».

C’est comme si maintenant, on pouvait décider à tout moment « d’être classe », même si aucune aventure ne vous y avait amené.

Le symbole de l'aventure sans les crevaisons malignes, les fatigues brillantes.

Quels outils malins, alors que le soleil est toujours là, que la terre est aussi grande, et que la mort est bien toujours présente, quels outils ont pu à ce point réduire l’aventure et l’expérience à néant ?

C’est que l’expérience se limite aux frontières du corps, qu’elle ne serait plus géographique, qu’on s’invente une vie très forte, instantanément, plutôt que la vie ait décidé de vous faire devenir quelque chose, qu’on ne s’échoue plus, qu’on ne se perd plus.

Car c’est bien de se perdre dont le tatouage, me semble t-il, ait été le témoin.

On se retrouve en prison, on tombe sur des déroutés, des désaxés, on se fait tatouer parce qu’on a trop bu, qu’on s’est perdu en route, qu’on est arrivé dans un port après avoir cru mourir en mer, parce qu’on est fragile, et que cette fois, avec ça, on aura un besoin urgent de se sentir plus fort ?

C’était être différent, pauvre, ou aristocrate (les lords anglais), mais quel différence violente pourrait on sentir à présent quand c’est devenu une forme de norme, une norme de forme ?

Est ce que la violence savoureuse de se sentir différent, comme un extra terrestre, après avoir pris des coups s’être laissé sculpté le visage par les bourrasques de vie de vent de sel, aurait aussi disparu ?

Rien n’a disparu pourtant, ce n’est que des constructions humaines, des élaborations qui font semblant de modifier la vie, le sel, le vent.

On creuse des galeries sous son appartement, pour creuser la vie privée jusqu'à ce qu'on trouve la terre humide.

Les écrans remplacent les places publiques.

Est ce que les hommes se prenaient du gros sel dans la gueule et que les grains de sel seraient devenus microscopiques, qu’on ne peut plus avoir la peau vérolée ?

 

Je comprends rien aux tatouages.

Je regarde la fille, avant bras tatoués.

En 1989, ça aurait été une guerrière amazone reine d'une région

avec six armoires à glaces Mongols autour d'elle.

Là, c'est une jeune fille dans le RER.